
- Tu dors?
- Non
- ...
- ...
- Tu ne veux pas me raconter ce qui se passe?
- Si, mais c'est tellement stupide... Je ne sais pas trop par où commencer.
- Par la Bosnie, mieux vaut commencer par le début, tu ne crois pas?
- ...
- Alors? C'est à cause de ce que tu as vu là-bas?
- Tu étais à peine une gosse, tu devais avoir 5 ans, tu ne comprendras jamais.
- J'existais, tu ne me connaissais pas encore, mais j'existais et je m'en souviens aussi.
- C'est ce village, tu sais nous étions arrivés la veille, des amis et moi, et je regardais le paysage. On était près de Zenica, en Bosnie centrale, et il y a avait les montagnes tout autour...
- ... et votre hôte est venu à côté de toi pour regarder le paysage calme...
- ... et il m'a dit "ma femme se tenait exactement à cet endroit quand ils l'ont tué". Ils avaient lancé une grenade, elle avait été tuée sur le coup et lui était un miraculé. Il disait cela tellement naturellement. Il disait qu'il était possible que les meurtriers étaient ses voisins qui vivaient de l'autre côté de la rivière. Et moi j'écoutais le murmure de l'eau paisible et je ne comprenais pas.
- Et puis il avait ce gosse aux jambes paralysées.
- Oui. Deux ou trois jours plus tard, dans la maison d'un autre membre de la famille.
- Et son père...
- ... il avait la gangrène, ses mains et ses pieds étaient des moignons. Des bouts de doigts y restaient accrochés, il disait que parfois quand la douleur était trop forte il en venait à s'arracher lui-même les morceaux qui pourrissaient. Il avait fait de la contrebande pendant la guerre. Entre les serbes, les bosniaques et les croates ça s'arrêtait de se tirer dessus pour échanger ou acheter des cigarettes. Un jour il s'est sans doute égratigné, l'infection s'est propagée. Pas de médicaments. Il est mort à présent. Le pire...
- ... c'est ce bâtiment? C'est à ce bâtiment que tu penses encore?
- Oui, un immeuble d'habitation. Dans un bled, toujours dans le même coin. Un grand immeuble d'une dizaine d'étages. Un obus s'était abattu au pied du bâtiment et ses débris avaient creusé la paroi extérieure. Ça faisait comme une énorme éclaboussure de peinture sur la façade. Une éclaboussure d'acide qui aurait rongé les murs. Je ne sais pas pourquoi mais c'est cela qui m'a le plus terrifié.
- Et tu y penses encore aujourd'hui?
- Oui, tu le sais bien.
- Mais c'est le même monde qui t'offre une île douce, avec les marées, le miracle quotidien de la vie. C'est le même monde dans lequel tu bois pour oublier, pour faire la fête. C'est dans ce monde-ci que tu aimes, que tu respires, que tu admires des choses aussi insignifiantes que la marche des fourmis.
- Je ne sais pas si c'est le même monde.
- Bien sûr que si.
- C'est bizarre...
- Quoi?
- Tu n'existes pas et c'est toi qui me parle de la réalité du monde.
- J'existe un peu tu sais, même si je n'existe que dans ton imagination. Je suis une petite part de toi-même, une petite voix d'humanité en toi.
- Shimsal?
- Oui, Shimsal. Ton Shangri-La, ton palais des merveilles, ton utopie d'un monde beau.
- ...
- Et si tu te réveillais maintenant?
- ...

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