J'aimerais être plus proche de "Mu" Un état où les choses ne sont pas rangées Dans les tiroirs imperméables de la raison.
Le "Mu" de la porte me dit ceci: Une porte peut être ni ouverte ni fermée Il existe un état dans lequel la porte est autre chose.
J'ai peints une porte sur un mur J'ai posé une porte sur l'herbe d'un champ S'ouvriraient-elle un jour sans n'avoir jamais été fermées?
Je me suis représenté mon sommeil, suspendu Entre deux mondes, ni conscient ni inconscient Et me suis demandé: pourquoi tu te réveilles? (et quand je dis "tu" ici, c'est de toi que je parle)
Le sommeil est-il l'état de "Mu" des êtres vivants? Regarde ton chat, ton chien, ton bébé s'agiter Sous l'effet de forces obscures, vivre ailleurs en étant présent?
Je ne crois pas - le sommeil est ce qui est le plus proche de toi Il répond (ou pas) tes interrogations et exorcise tes peurs En un langage dont on a perdu l'usage, mais il te parle n'en doute pas.
"Mu" est ce que je vois dans les rues, une suspension de l'âme Un hors-de-soi rendu nécessaire par le bruit, la misère, Le ruban gris à la surface duquel tu fais vivre ton humanité.
C'est ce que je crois mais ce n'est que le vent qui parle, Comment puis-je imaginer une porte ni ouverte ni fermée Autrement que par l'abstraction des mots?
Il est pâle, grand, maigre. Aucune trace de volonté Ses yeux ne te disent rien, ils sont un abîme Rien ne s'y allume, rien ne s'y reflète
Je l'ai entendu s'approcher, comme parfois Je me couche sur le côté, lui fait une voie royale Au milieu de mes draps tâchés de sueur et de pisse
Et comme les autres fois, il passe sans hésiter ni ralentir Ni attiré par l'odeur de ma peur, ni appelé par mes délires Il allait ailleurs et m'avait trouvé sur sa route
Je m'attendais pas à ça, à quelque chose comme ça, Pas à un cheval qui ressemble à un matin d'été, Qui parcours son monde et te trouve parfois par hasard
Il te faut toujours imaginer une intention, un plan, une raison Et si il n'y a pas de raison, du moins quelque chose qui le confirme Comme la perte d'une maison, comme une dent qui se gâte
Une maison tombe à la rivière, une famille entière perd tout Un jeu de carte dont toutes les cartes sont blanches Ou uns femme qui fait naître du feu dans ses mains
Toutes choses que je, tu, il, elle, pouvons regarder Une maison est une famille, une rivière mène à la mer Un magicien, une sorcière, tous ayant un sens et une direction
- Tu dors? - Non - ... - ... - Tu ne veux pas me raconter ce qui se passe? - Si, mais c'est tellement stupide... Je ne sais pas trop par où commencer. - Par la Bosnie, mieux vaut commencer par le début, tu ne crois pas? - ... - Alors? C'est à cause de ce que tu as vu là-bas? - Tu étais à peine une gosse, tu devais avoir 5 ans, tu ne comprendras jamais. - J'existais, tu ne me connaissais pas encore, mais j'existais et je m'en souviens aussi.
- C'est ce village, tu sais nous étions arrivés la veille, des amis et moi, et je regardais le paysage. On était près de Zenica, en Bosnie centrale, et il y a avait les montagnes tout autour... - ... et votre hôte est venu à côté de toi pour regarder le paysage calme... - ... et il m'a dit "ma femme se tenait exactement à cet endroit quand ils l'ont tué". Ils avaient lancé une grenade, elle avait été tuée sur le coup et lui était un miraculé. Il disait cela tellement naturellement. Il disait qu'il était possible que les meurtriers étaient ses voisins qui vivaient de l'autre côté de la rivière. Et moi j'écoutais le murmure de l'eau paisible et je ne comprenais pas.
- Et puis il avait ce gosse aux jambes paralysées. - Oui. Deux ou trois jours plus tard, dans la maison d'un autre membre de la famille. - Et son père... - ... il avait la gangrène, ses mains et ses pieds étaient des moignons. Des bouts de doigts y restaient accrochés, il disait que parfois quand la douleur était trop forte il en venait à s'arracher lui-même les morceaux qui pourrissaient. Il avait fait de la contrebande pendant la guerre. Entre les serbes, les bosniaques et les croates ça s'arrêtait de se tirer dessus pour échanger ou acheter des cigarettes. Un jour il s'est sans doute égratigné, l'infection s'est propagée. Pas de médicaments. Il est mort à présent. Le pire... - ... c'est ce bâtiment? C'est à ce bâtiment que tu penses encore? - Oui, un immeuble d'habitation. Dans un bled, toujours dans le même coin. Un grand immeuble d'une dizaine d'étages. Un obus s'était abattu au pied du bâtiment et ses débris avaient creusé la paroi extérieure. Ça faisait comme une énorme éclaboussure de peinture sur la façade. Une éclaboussure d'acide qui aurait rongé les murs. Je ne sais pas pourquoi mais c'est cela qui m'a le plus terrifié. - Et tu y penses encore aujourd'hui? - Oui, tu le sais bien.
- Mais c'est le même monde qui t'offre une île douce, avec les marées, le miracle quotidien de la vie. C'est le même monde dans lequel tu bois pour oublier, pour faire la fête. C'est dans ce monde-ci que tu aimes, que tu respires, que tu admires des choses aussi insignifiantes que la marche des fourmis. - Je ne sais pas si c'est le même monde. - Bien sûr que si. - C'est bizarre... - Quoi? - Tu n'existes pas et c'est toi qui me parle de la réalité du monde.
- J'existe un peu tu sais, même si je n'existe que dans ton imagination. Je suis une petite part de toi-même, une petite voix d'humanité en toi. - Shimsal? - Oui, Shimsal. Ton Shangri-La, ton palais des merveilles, ton utopie d'un monde beau. - ... - Et si tu te réveillais maintenant? - ...
Pour ce voyage, un bout de route qui restera dans ton cœur, Il te faut quitter Orense vers l'Est et remonter les villages File de perles, peuplées de vielles femmes fières
Tu longes les anciens greniers à céréales Petites maisons perchées sur quatre tours Un disque de granit, des planches trouées, un filet
Un chien galeux aboie, te menace de trois dents gâtées Squelette pelé, suintant de bave, de brume, de blessures Les ruisseaux de boues dans lesquels tu t'enfonces
Une boîte de sardine, un berlingot de leche Pascual, Un morceau de pain, quelques allumettes - pas de carte Il suffit de marcher encore un peu, vers la forêt, sur la gauche
La température baisse brutalement, le silence t'accueille Tu te souviens de l'année où des loups venus du Portugal Ont dévoré un enfant qui jouait à cache-cache, un soir
C'était presque en ville, c'était à Seixalvo, en banlieue Près de l'arrêt du bus, un petit corps désarticulé Le seul endroit où on ait vu le loup, c'est ici, là où tu te tiens
Le sentier monte, se couvre de rochers, de fougères Une odeur d'eau fraîche, prends une poignée de mousse, bois, La tête de l'Indien apparaîtra sous peu, tu pourras l'escalader
De là-haut on voit toute la région, à gauche, à droite, une ligne bleue À tes pied, le monastère de San Pedro de las Rocas L'alignement des tombes creusées dans le roc
Le soleil a déjà quitté la scène, le monastère est à toi Dieu a abandonné la terre, voici les cris nocturnes Tu es sur leur royaume: fouineurs, fouisseurs, proies, terreurs
C'est ici que tu comprends, crois comprendre, que t'effleure Une intuition: le monde est vaste, profond, invisible Tu te promène au bord d'un gigantesque gouffre
Il s'agit de tout cela, le lait, les conserves de poisson, Les villages, les vieux, ce qui t'a amené dans un endroit perdu Un jour qui se termine, une nuit, et encore un autre jour, sans fin
Le plus étrange, maintenant que l'aube éloigne tes fantômes, Est que ce gouffre n'a ni bord, ni fond, ni profondeur Il est juste une idée qui t'aideras à te souvenir de cette nuit.
Je pense souvent à cet homme qui lave une tablette Elle faite de bois, un bois dur, sec, poli par les vents L'homme la lave soigneusement au lever du soleil
Cette planche étroite est la seule page qu'il ait pour écrire Les bribes de souvenirs, les conversations avec les fantômes Le souffle chaud du désert, la vie secrète de ses habitants
Il écrit avec un mélange de cendres, d'eau, de terre Les caractères noirs hésitent sur les lignes horizontales Ils dansent avec les pensée de cet homme
Tous les jours une nouvelle histoire remplace la précédente Elles ne meurent pas, les enfants les apprennent Et s'en vont raconter les dernières visions du vieux
Parfois, pour de la farine, pour du thé Le vieux écrit quelques versets coraniques Et fait boire de cette eau-là aux malades
Il est au pied du figuier, regarde au loin les camions Remplis d'armes, de semeurs de morts et de justiciers Remplis de fuyants qui verront la mer mais pas l'Europe
Je pense à cet homme parce que je vis dans sa mémoire Il m'a écris ma vie un jour et je m'efforce de la suivre D'être fidèle à mon créateur, d'accepter un monde absurde
Plutôt que d'être le jouet d'un dieu inutile, vide et mort, Je préfère m'imaginer l'essai qu'eût un vieil homme perdu D'imaginer, pour un jour seulement, un monde autre que le sien.
Voir tous ces visages et apprendre leur histoire Ceux qui marchent à petits pas, pliés Par l'humiliation quotidienne, ils n'ont plus qu'un chemin
La bouteille, quand t'as assez de pièces dans la main Ou les sachets que tu déchires si tu t'es suffisamment battu Et je lis tes yeux comme un livre fané
Tu marche à petits pas, anonyme, n'apercevant plus rien Je te vois parfois happé, ou presque, par une voiture Par un quelqu'un qui existe, qui croit rendre service (à qui? à moi?)
Je ne peut m'empêcher de te regarder Mais nos regards se croisent, je pue la panique Tu feras semblant que je ne t'ai pas vu, que tu n'espérais rien
Tu n'est plus qu'un sac, deux trous par où entre et sors la nourriture Une outre flasque, vide, fripée, une tâche, une gêne, tu n'as plus de dents Et t'exhibe devant la jeunesse carnassière des miroirs brillants
Tu n'es pas plus obscène que ceux après qui nous courrons Mais tu n'as pas appris à aimer te détacher, tu cours aussi Et c'est cela même qui fait de toi un déchet obscène
Tous vers de beaux lendemains, qui chantent, mais qu'il est loin le chiffon rouge Qu'elle est loin la fierté de n'être que parmi les sans-rien Le clonage est possible? Oui. Tous les jours, à rejoindre les démons
Voir tous ces visages et peut-être y lire une histoire Autre, une histoire vraie, loin de toutes ces illusions Te voir comme tu es, t'aimer parce que nous sommes les mêmes
Il y a quelques années, ou plus, des troupeaux de géants en route vers Thulé, accompagnés de leurs chiens immenses, s’arrêtèrent au bord d’une rivière de ce pays. Ils avaient marché longtemps désiraient se reposer, s’endormir. Les siècles passent et ils dorment encore, leurs chiens sont rentrés à Thulé seuls, n’y ont rien trouvé et parcourent la terre. Les géants ensommeillés se sont couverts de lichens, de buissons, d’arbres, de neige.
Plus tard sont arrivés les hommes, les loups, les charrues. Des paysans, des forgerons, des bâtisseurs. Tu tailles une pierre pour tuer un animal, tu tailles une pierre, puis une autre et voilà ta maison, le feu, les chèvres. Le village. La mémoire, les contes du soir.
Les saisons passent, les hommes passent, les langues, les chefs, les ducs, les rois et même la république, et les géants qui dorment toujours. On oublie des noms, on en invente d’autres – mais de là où je me tiens, c’est-à-dire d’ici, cela n’a pas vraiment d’importance. J’aime poser ma main sur les géants, écouter leur souffle ténu, si ténu.
J’aime regarder dériver sans buts des chiens immenses. J’aime dire “nuages” et trouver un nom pour chacun d’entre eux. J’aime ces géants qui sont les racines d’un arbre que j’appelle “ciel”. J’aime ces feux qui brillent dans l’obscurité, qui sont les feuilles argentées de notre arbre commun, j’aime leur trouver un nom à chacune et les appeler “étoile”.
De ce pays, finalement, importe peu le nom. Le tien est plus beau.
Je repense au vent dans les branches. À ces douces fluctuations de son dans les feuilles.
Je le réinvente, j'émerge des souvenirs.
Il fallait traverser la forêt. Une forêt artificielle, domestiquée Comme les étangs et les ruisseaux Les brochets lâchés au bon vouloir De quelques pècheurs cardiaques. Des oncles qui parlaient de terre, La grand-mère qui parlait de la guerre.
Pour échapper à l'ennui il me suffisait de traverser le fleuve. Ses méandres, son eau triste et paresseuse qui ne va plus nulle part. Les champs inondés, les vaches sales, hébétées de piqûres. Les fourmis prises dans la sève des pins Les hirondelles qui écrivaient leur partition sur les câbles électriques La chatte qui allait cacher ses petits dans les bottes de pailles Les fous qui s'échappaient de l'asile le temps d'un après-midi.
L'hiver, c'était la course sur l'étang gelé Il arrivait que la glace cède, que je rentre miraculé Il arrivait que je maudisse dieu des bises froides Qu'il faisait rouler sur moi quand je me perdais.
Et pendant ce temps, toujours, Le vent dans les branches. Je l'ai entendu un jour, sur une île basse et rude, Il soufflait sur un arbre unique, improbable, mais il soufflait.
Je suis riche de toutes les histoires qui vivent en moi
Elles sont les graines que je sème dans notre jardin Et poussent d'étranges plantes, qui s'animent Et se crée mon univers, désordonné, vivant
Elles sont la mer qui porte ma barque Elles sont le vent qui dessine les vagues Elles sont le ventre de gouffres insensés
Elles s'enfantent dans le silence, dans le perdu Dans la marche d'une journée écrasée de chaleur Dans ces moments où tu balances, balances
Elles cherchent leur chemin à travers d'autres routes D'autres pays dont nous savons le nom, sans le vouloir Elles s'oublient dans les brumes de l'inconscience
Je suis riche de ton sourire quand tu me lis
En ce moment, maintenant, tu me souris Et ce sourire béni ma journée Et je t'en remercie
Je ne suis pas vraiment riche de toutes ces histoires Mais parfois j'aime croire que j'y crois, ou faire semblant Et sentir peut-être la bonté de ton sourire sur mon épaule.
J'ai touché mon reflet ce matin, Il me semblait être légèrement Presque différent de moi-même
Le miroir jauni était visqueux Élastique, il résistait à la pression Mais un trou se creuse, s'élargit
De la main, du bras, du corps enfin Je passe de l'autre côté du miroir A l'affût de monstres fantastiques
Il me semble que ce monde-là est pareil Que j'ai changé de place avec mon double Qui me regarde maintenant d'ici (de chez moi)
Ce monde-là est un peu plus moite Les herbes ont envahi les rues Les chiens et les gens errent sans but
J'essaie de parler mais le silence dense Étouffe les sons, et pourquoi parler? Tous ici sommes l'ombre de notre monde
Loin au-dessus, parmi les nuages couleur d'encre D'immenses navires sillonnent le ciel, lentement Tendent des filets qui pêchent les albatros
Tandis que mon double décrit ici sa vie, dans le monde de là Moi, qui n'écris rien mais qui vit sa vie en ce moment Je recherche une glace, un miroir, un endroit où poser ma main
Tandis que mon double s'émerveille de cette vie-ci Qui pour moi n'est rien d'autre que ce qui est, Je m'émerveille d'un monde où nous tombons vers le ciel
Demain nous nous retrouverons devant le miroir Une fois de plus, la curiosité nous poussera Dans les bras l'un de l'autre, et nous confondra.
La nuit dernière, l'ange et moi nous causions De nos vies respectives, de nos rêves Enchaînés l'un à l'autre, comme deux prisonniers
Lui sur mon épaule, qui me parlait de mes femmes Moi sous lui, lui parlant de la terre qui nous porte Lui et moi dans la nostalgie d'une île
Il me jouait un air au piano que je ne connaissais pas Une mélodie douce, ténue comme un cheveu d'ange Elle accompagnait la course de la lune et de ses soeurs
Je lui demande si les anges se parlent Si quand je te parle, lui et l'autre aussi Si leur mots à eux sont invisibles
Il me réponds que les anges n'existent pas Que je suis en train de rêver Qu'il ne fait que respecter le songe de son maître
Pourtant, sous un certain angle, parfois Je crois voir une ombre perchée sur mon ombre Un étrange oiseau sans aile et bienveillant
Dinstinguer le rêve de la réalité Voir un ange qui n'existe pas Bavarder avec ce vieil ami?
Parfois je me vois comme la terre qui me porte Sait-elle aussi qu'un ange se perche sur son épaule Qu'il tente de veiller sur elle, même s'il n'existe pas?